Morts Saintes & Malmort (Mokujiki gyoja)

Des Morts Très Spéciaux

Dans le massif montagneux situé au Nord-ouest (le Dewa sanzan), dans la préfecture de Yamagata (près de la ville de Tsuruoka), des momies bouddhistes sont l'objet d'un culte et de dévotions très particulières depuis plusieurs centaines d'années, voir un millénaire... Depuis cinquantes ans, chercheurs et savants s'y intéressent.

En 1960, l'historien Ando Kosei révèle la présence de 18 momies dans les temples bouddhistes de la région datéesdu 14ème siècle au 19ème siècle. La presse s'empare de l'affaire et ces momies font l'objet d'examens médicaux de la part de médecins légistes et de professeurs d'universités. L'affaire fait du bruit à l'époque, car la presse met en avant le fait qu'il s'agit de moines bouddhistes: des hommes qui, en principe, passent leur vie à se dégager de tout attachement, laissant croître en eux la conscience que le monde et la vie sont illusoires... Les corps, investis puis abandonnés au rythme des réincarnations multiples, ne sont-ils pas des enveloppes passagères dont il convient de se libérer ?... prétendent les croyances néophytes bouddhistes.

Tous ces religieux "momifiés" en question appartiennent à la branche du Shugendo du courant de l'école ésotérique du bouddhisme Shingon. Ce sont tous des "Mokujiki-Gyoja", des ascètes qui ne mangent plus les cinq céréales, ne se nourrissant que de plantes et des pignons de pin...

Il faut distinguer plusieurs types de momies. Nous connaissons tous,les momies égyptiennes. Le corps des Pharaons (et de certaines personnes de classes sociales élevées) était embaumées en Egypte antique. Les viscères étaient entièrement retirés et remplacés par des herbes médicinales. Le corps n'était donc plus qu'une enveloppe de chair séchée et d'os. On retrouve des momies dans de nombreuses autres cultures, notamment aux Etats-Unis du sud-ouest, en Alaska, dans les îles Aléoutiennes, au Pérou... On connaît également des momies en Italie, au couvent des Capucins de la ville de Palerme; en France avec celles de la tour Saint Michel de Bordeaux. Parfois, comme au Japon, la fascination tourna au culte comme dans le cas des corps parfaitement conservés des amants de Teruel en Espagne ou celui de la tête momifiée de Sainte-Catherine, exposée à l'adoration des fidèles dans l'église San Domingo à Sienne. Ces momies sont de deux sortes: artificielles, si elles résultent d'un embaumement comme en Egypte, Pérou,..; ou "naturelles" si elles sont le résultat de circonstances fortuites ou de certaines conditions propices; ce fût le cas de "l'homme des glaces" retrouvé en 1991 à la frontière Italo-Autrichienne. En Asie Centrale, on a aussi retrouvé des cadavres en parfait état de conservation. C'est dans cette dernière catégorie que doivent se ranger les momies françaises de Bordeaux, dépouilles de condamnés de 1789 qui furent jetées à la fosse commune et préservées en raison des qualités chimiques du sol...

Avant d'aller plus avant dans l'explication des cas des moines japonais qui se sont auto-momifiés de leur vivant, au terme d'une longue ascèse qui les mena à la mort. Il convient de s'arrêter quelques instants sur la notion de MORT et de réfléchir quelques peu sur sa symbolique.

A peu près en même temps que la religion, la mort a perdu son pouvoir de fascination pour l'homme occidental. L'homme moderne a rejeté les conceptions traditionnelles de l'Au-delà: plus grand monde ne croit en l'enfer ou au paradis, et la mort elle-même est banalisée par les médias ou occultée au fond des hôpitaux dans lesquels meurent la plupart des gens.

Que l'on soit fou, mystique ou sans domicile fixe, on peut être mort pour le monde, bien avant de l'être physiquement. Lorsqu'une personne que vous aimiez plus que tout au monde vous quitte, le monde qui vous entourait jusque là s'écroule... Cette personne vous tue, probablement sans le vouloir. La mort physique elle-même pose problème: est-on mort lorsque l'on rend le dernier souffle, lorsque les fonctions cérébrales cessent? lorsque le métabolisme s'arrête? La notion occidentale de mort comme une rupture radicale encore valable il y a cinquante ans, aujourd'hui s'estompe au profit d'une conception orientale de la notion de la mort comme un processus graduel!

La mort fut toujours quelque chose d'obscène: obscène venant du latin "obscenus" qui signifie de "mauvais augure". Au 21ème siècle, son obscénité est de la totale indécence ! Les derniers moments qui autrefois consistaient en un rite de passage socialisé, se déroulent de nos jours dans la solitude d'une salle froide d'hôpital et dans l’irresponsabilité. On cache la mort au mourant lui-même avec l'acharnement thérapeutique, nourri jusqu'au bout d'intraveineuses et de mensonges pieux. A l'heure actuelle, on peut faire un parallélisme entre le traitement des cadavres réduits en cendres et celui des ordures ménagères... Des émissions de télévisions américaines ont révélé que les cendres des crématoriums étaient parfois mises à la décharge publique... La banalisation de la mort est un fait essentiel de nos jours. La toilette mortuaire n'est plus un rite de purification, elle vise simplement à donner au mort l'apparence de la vie pour éviter de traumatiser les vivants! L'incinération a également perdu sa valeur de purification par le feu. La mort s'éclipse et le mort est de moins en moins considéré comme un ancêtre...

Une étude rapide des croyances relatives à la mort en Asie donne l'impression que celle des ancêtres est immuable. Même en Asie, comme en occident, ces conceptions changent et évoluent ! Par contre l'idée qui sous-tend la plupart des conceptions asiatiques, est que la mort n'est pas une fin de l'existence, mais sa continuité sur un autre mode. L'idéologie dominante en Asie traditionnelle est celle d'une harmonie avec la nature: le Tao! En Asie, la Mort n'est pas personnalisée comme en occident comme l'Ange de mort ou ce squelette vêtu d'une toge et portant une faux. En Asie la mort est souvent liée au temps qui passe: le Grand Destructeur est souvent le Régénérateur de la vie! Et la mort est conçue comme un "jeu divin" des dieux Vishnu ou Shiva, processus cosmique régénérateur. Le sacrifice primordial est souvent la façon dont les mythes asiatiques anciens ont élaboré leurs conceptions et la mort est reconnue comme une partie essentielle d'un processus universel.

Il y a plusieurs manières d'accepter la mort. On peut la glorifier, comme phase nécessaire du cycle cosmique ou comme sacrifice ou simplement refuser d'y accorder de l'importance. C'est cette attitude qu'adoptent certains sages taoïstes. Au 3ème siècle avant JC, le Chinois Zhuangzi définit le sage: " Les grands problèmes de l'homme ordinaire (que sont la mort et la vie) lui sont indifférents car il considère comme fatale la transformation des choses, il ne se préoccupe que de cette transformation". Selon lui, les hommes supérieurs n'observent pas les rites "et considèrent la vie comme une grosse tumeur et la mort comme sa percée, son ouverture" qui permet d'en sortir. Le maître Taoïste conclut: " Celui qui connaît la joie du Ciel, sa vie est l'action du Ciel et sa mort n'est qu'une métamorphose!"

La "Belle Mort"
En Inde, c'est: être brûlé et les cendres répandues dans le Gange à Bénarès. Pour le Renonçant indien, c'est de brûler dans le feu de l'ascèse dans une lente crémation... S'étant déjà consumé intérieurement, il n'a pas besoin d'être incinéré. Pour l'homme du 21ème siècle, c'est mourir avec dignité dans son lit, entouré des siens.

La Malemort ou la "mort hideuse"
A la belle-mort on oppose souvent, en orient comme en occident, la malemort: La mort soudaine, imprévue, violente, qui frappe l'individu à la fleur de l'âge; celle qui se passe dans la souffrance aiguë. On pense ordinairement que la victime de la malemort, frustrée de son restant de vie, reviendra hantée les vivants. La mort peut être considérée comme une souillure notamment dans la religion japonaise shinto et nombreuses sont les croyances à propos de l'impureté des femmes mortes en couches, dont l'esprit selon les croyances anciennes, est condamné à se laver à jamais dans une mare de sang! A l’exception de certaines catégories de personnes comme les Aghoris indiens, les Asiatiques essaient de se tenir à l'écart de la mort. Mais la contemplation de l'impureté est toujours pratiquée dans l'hindouisme et le bouddhisme pratique la "méditation du cadavre" et des 9 aspects de la mort: Visage livide, corps gonflé, tuméfié, en état de putréfaction, ce corps est la proie des animaux, le corps pourri, devient verdâtre, puis il n'est plus qu'un squelette dont les membres sont encore réunis; les os du squelette sont brisés et épars; il ne reste plus du mort qu'une vieille tombe envahie par la végétation"... Ce sont ces mêmes corps décomposés que l'on retrouve dans les poèmes de François Villon, dans la "ballade des pendus". Sans le savoir, les visiteurs des lieux de pendaison refaisaient l'expérience du prince Siddhârta, le futur Bouddha!

La "mort volontaire"
Le Bouddha renvoie dos à dos les conceptions de la soif d'existence et la soif de non-existence. Le nirvana, trop convoité n'est ni l'existence, ni son contraire. Seule exception dans le Bouddhisme est la "mort volontaire" d'un saint homme qui, ayant déjà éteint en lui tout désir, peut en toute lucidité passer dans le nirvana par le processus de la mort. Tout saint bouddhique est en théorie libre de choisir le moment de sa mort, et la tradition veut qu'à la mort du Bouddha, un grand nombre de ses disciples l'ai suivi dans le nirvana. Une autre forme de mort volontaire est le sacrifice par compassion qui vise au salut des êtres vivants. Cet "abandon du corps" qui n'est pas un suicide (même s'il y ressemble en apparence) était très répandu en Chine dès le 5ème siècle par les saints taoïstes ou les maîtres bouddhistes du zen chinois. C'est donc très naturellement que certains maîtres du Shugendo (de tradition taoïste et bouddhiste) pratiquèrent "l'abandon du corps" de leur vivant, soit en sautant d'une cascade comme l'ascète Jitsukaga en 1879, soit comme les saints des monts Yudono par un jeûne anorexique.

SOKUSHIN JOBUTSU (devenir Bouddha avec ce corps)
Il existe plusieurs formes "d'abandon du corps" pour les ascètes du Shugendô: celle pratiquée par l'ascète Jitsukaga en 1879, qui se jeta à la fin de sa vie, en posture de méditation, du haut de la cascade de Nachi, la plus grande du Japon. On retrouva son corps intact au bas de la cascade en posture de méditation... Ses restes sont au cimetière de Nachi. Il offrit sa vie pour transférer à l'humanité ses mérites de saint homme car à l'époque sévissait une grave épidémie. Ce n'est pas un suicide simple et l'ascète met fin à ses jours à la suite d'un long processus méditatif dont la dernière étape de mortification dure plus de 1.000 jours!

Ensuite il y a les ascètes des monts Yudono, qui comme les maîtres chinois du Zen, se faisaient emmurer vivant à la fin de leur vie dans un caveau hermétique durant 1.000 jours.

Contrairement aux momies "artificielles", celles des monts Yudono (comme toutes les momies bouddhistes) conservaient leurs viscères puisque le processus de momification débutait de leur vivant et que les viscères étaient considérés comme centre de l'énergie vitale. Comme les momies des grands lamas tibétains, obtenues par salaison, le corps de certaines momies des monts Yudono (afin de préserver les corps parfaitement) sont parfois  également enduis de laque séchée. La laque fût très employée en Chine où on en vint à construire, à base d'argile et de laque, de fausses momies pour assujettir les fidèles aux croyances de l'époque. Mais la vitalité du culte atteste que les momies bouddhistes ne sont pas simplement perçues comme des "restes", des "coquilles vides". Pour les croyants, elles sont animées, pleines de vitalité; elles existent simultanément en ce monde et dans la plénitude du Nirvana; elles parlent aux chamanes/médiums dans leurs rêves ou dans leur "voyage" ou cours du "vol mystique" et elles peuvent influer sur le cours des évènements. Le terme de Myrrhe d'où est originaire le mot arabe "mumyia" qui donna le mot momie ne convient pas aux corps des Saints ascètes bouddhistes des Mts Yudono au Japon; car il ne s'agit point de momies. Toutefois, les "momies" bouddhistes apparurent en Chine dès le 4ème siècle et au11ème siècle au Japon, excepté la dépouille du moine Kukai, fondateur de l'école Shingon du bouddhisme ésotérique au 9ème siècle.

Le moine Kukai (nom posthume Kobo Daishi) est le cas le plus célèbre. Il serait entré en samadhi, à la fin de sa vie. Au mont Koya dans le sud d'Osaka (Japon) au début du 9ème siècle. C'est son modèle légendaire que devaient suivre les moines-ascètes de l'époque Edo du 12ème au 19ème siècle dont les momies furent retrouvées dans le Nord du Japon. La tradition japonaise rapporte que Kukai, au moment de mourir, annonça à ses disciples qu'il allait entrer en Samadhi pour n'en sortir que lors de l'avènement du bouddha du futur Maitreya. Au terme de 49 jours (7 fois 7), ses disciples ouvrir le sarcophage et constatèrent qu'il était "comme vivant assis en méditation"; 70 ans plus tard, un autre moine éminent monta sur ordre impérial au sommet du mont Koya pour ouvrir le mausolée une nouvelle fois et il trouva le corps intact. Après avoir coupé les cheveux de Kukai (qui avaient continué de pousser) et changé ses habits. La porte du mausolée ne fut pas réouverte depuis si ce n'est tous les cinquante ans par le Grand Archevêque de Koya san pour couper les ongles et les cheveux et lui changer ses habits qui serviront à la fabrication d'amulettes pour les fidèles. Kukai est dit en méditation dans son mausolée mais son corps n'est absolument pas visible comme ceux des ascètes des monts Yudono. Le corps de ses saints doit être rapproché des reliques qui représentent des "essences" imputrescibles des bouddhas ou des maîtres bouddhiques qui sont dans des reliquaires comme les stupa.

Malgré l’aspect parfois impressionnant des momies bouddhiques et leur aura de pouvoir, elles sont souvent profanées ! Et l’essentiel étant que ces vols attestent la croyance en leur pouvoir miraculeux. Mais la profanation ne répond pas toujours à des motivations pieuses. Il semble bien que très tôt on ait considéré que la transformation du corps reflétait la transformation SPIRITUELLE du défunt.

Les saints ascètes Tetsumonkai du temple Chuzen, Chûkai du temple Dainichibô, ceux du temple Kaikoji ou les 18 autres, ont tous choisi cette auto-momification à la fin de leur vie, pour donner au monde les mérites acquis au cour de leur vie car la population souffrait d'épidémies. Le moine Chukai commença sa vie d'ascète en offrant son oeil gauche au dieu-dragon car Tokyo souffrait à l'époque d'une épidémie de variole. Son geste altruiste reproduisait celui du futur bouddha Sakyamuni qui dans une des ses vies antérieures, offrit sa vie à la tigresse pour qu'elle puisse avoir du lait en suffisance pour pouvoir allaiter ses petits. A l'époque féodale, les épidémies étaient conçues comme l’œuvre de démons malfaisants. Il semble que la croyance en la continuité des pouvoirs surnaturels des Saints hommes se perpétue même au-delà de la mort, à travers les reliques. Il y a donc une survivance des saints hommes au-delà de la mort elle-même. Je tiens à préciser que la présence d'une seule relique équivaut à la présence d'un Bouddha vivant en chair et en os! Non seulement les reliques possèdent tous les pouvoirs du défunt, mais elles relient le monde des vivants au monde invisible...

Le rituel d'auto momification est très long et très fastidieux pour un individu normal et il n'est plus autorisé au Japon. En Chine et à Taiwan au 20ème siècle il y a eu le cas d'auto momification bouddhiste. Néanmoins je dois reconnaître la "présence" qui habite ses Saints ascètes des Mt Yudono; Durant mes douze années au Japon, je me suis rendu tous les ans en pèlerinage dans les monastères des Mts Yudono pour prier en face de ces corps: J'y ai senti une "présence" très forte... Ils ont tous la bouche ouverte due à la lettre A prononcée lors du dernier râle et les mains pendantes sur les cuisses après être retombées de la position des mains jointes en prière lorsqu'ils mourraient au temps pour accéder à l'immortalité des Saints Hommes après être devenues des icônes! Le rituel du Shugendo réactive la notion d'un corps double, à la fois mortel et immortel, individuel et social. Et le rite a pour but de transformer le premier en second. L'icône est également un intermédiaire entre le vivant et sa nature immortelle. C'est ce qu'enseigne les momies des Mts Yudono: L’immortalité avec ce corps devenu imputrescible. Les Bouddhas, les dieux et les morts sont avec nous; ils nous regardent...

 

 

Temple Dainichibô, Monts Yudono,

Dewa sanzan, préfecture de Yamagata

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Saint Bukkai, temple Kaikoji

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kûban avec les chamanes du Mt Gassan

Dewa Sanzan

 

 

 

le saint Tetsumonkai, temple Chuzenji avec les religieux qui lui changent ses vêtements...